un bocal de levain est posé sur une table ensoleillée

Le levain n'est pas un ingrédient

Le monde se divise en deux catégories : ceux qui prennent l’habitude du levain et ceux qui courent acheter de la levure. Pendant des années, j’ai fait partie de la deuxième catégorie. Il a fallu que je commence à travailler en boulangerie professionnelle pour perdre définitivement le besoin, et l’envie, d’utiliser de la levure. Laissez-moi vous raconter mes débuts en amateur.

J’ai commencé à faire mon pain lors d’un long séjour en Amérique du nord. En bon Français, je ne trouvais nulle part du pain à mon goût. J’avais en gros le choix entre du pain de mie industriel (sandwich bread), des baguettes molles et coriaces, à la texture caoutchouteuse, et des pains plus rustiques très chargés en levure et malgré tout denses comme des briques. J’ai donc pris mon courage à deux mains, et commis, dans le four de mes colocataires, des pavés bien plus honteux que tout ce que je viens de décrire. Je n’arrivais pas à nourrir suffisamment régulièrement l’embryon de levain que je redémarrai quasiment chaque semaine. La pâte à pain me semblait toujours trop collante au toucher, je rajoutai donc, petit à petit, quantité de farine, ce qui me donnait invariablement un pain serré et friable. Comme je n’arrivai décidément pas à démarrer, et encore moins à entretenir un levain, je finissais toujours par sortir le sachet de levure sèche du placard. La béquille. La honte.

Je ne le savais pas à l’époque, mais tout ce qui me semblait important, l’intensité et la durée du pétrissage, le meilleur moyen de créer de la buée dans un four ménager, n’était au final que très secondaire par rapport à la qualité de la fermentation. Pour atteindre cet objectif, il y a certaines conditions à respecter. Le temps, la température, le ratio d’ensemencement. Plus important encore, il faut développer l’habitude de prendre soin du levain, lui donner ce dont il a besoin pour qu’il donne le meilleur de lui-même.

Le temps

Pour mes tous premiers essais de pain maison, ça se passait à peu près comme ça : Je veux faire du pain tout de suite. Donc je lis une nouvelle recette (j’espère que ce sera la bonne cette fois), je comprends qu’il va falloir attendre au moins deux semaines, puisqu’il faut un levain prêt à être utilisé, ou en emprunter à une boulangerie (oui mais quelle boulangerie ?)…  J’utilise donc la levure en me disant que l’essentiel, c’est de commencer, peu importe ce qu’on utilise pour faire lever le pain. Ensuite je suis religieusement les durées, plus ou moins précises, indiquées dans les recettes : « faites un rabat toutes les demi-heures les deux premières heures, puis un toutes les heures pendant quatre heures, etc. » C’est baroque, il n’y a jamais aucune explication, et les durées sont toujours données à « titre indicatif ». Bref, on ne comprend rien.

Le fait est que le levain a besoin de temps pour arriver à son plein potentiel, et que la durée indicative d’une recette ne nous dit rien de l’état de notre levain. Il faut apprendre à évaluer la vitalité du levain avant de se lancer dans la fabrication du pain.

La température

On m’a invité un jour à venir faire un atelier pain dans un squat, de plutôt bonne tenue, qui avait pour lui d’abriter un four électrique professionnel. Avec seulement deux années d’expérience au compteur, j’avais un peu la pression, j’ai donc passé du temps à préparer ce week-end. Ne sachant pas trop ce que j’allais trouver sur place, j’ai décidé d’apporter un maximum de matériel et de préparer un levain de compétition, prêt à l’emploi, juste au cas où. Au final, la seule chose qui nous a fait défaut dans ce charmant petit squat, c’est le chauffage. Le four fonctionnait, mais pas le chauffage, et il faisait dans les 15°C. Même le meilleur levain du monde, le plus actif de la galaxie, n’aurait pas pu faire lever les pâtons sur la durée de l’atelier. C’est peut-être une évidence, mais il a fallu que je sorte de mon fournil, dans lequel la température avoisinait toujours les 23 °C, pour apprendre que la température est un élément clé de la fermentation. Un bon point de départ, à mon avis, consiste à rafraîchir avec une eau autour de 30 °C, et de couler une eau à la même température pour le pain, si vous pétrissez à la main.

Après une dizaine d’années de panification au levain, je peux affirmer que la qualité d’une fournée dépend avant tout de la qualité du levain employé. Un levain peut encaisser une certaine dose de négligence, voire de maltraitance, mais il finira par vous le rendre, un jour ou l’autre. Un paysan boulanger m’avait confié un jour qu’il stressait énormément à ses débuts par rapport au timing de ses rafraîchis. Il avait peur de rater sa fournée s’il ne rafraîchissait pas son levain à 16h37 la veille. On ne rigolait pas avec L’Heure du rafraîchi ; jusqu’au jour, inévitable, où il n’a pas pu nourrir le levain à temps. Est-ce que sa fournée du lendemain a été désastreuse ? Non. Il s’est donc dit qu’après tout, il y a avait une marge de tolérance. Sauf que cette marge, dès lors qu’on a conscience de son existence, a tendance à grandir avec le temps. Et puis, un jour, le levain est tellement jeune avant son dernier rafraîchi, ou carrément quand on doit pétrir avec, que la fermentation est inévitablement médiocre. On obtient des pains à la mie dense, difficile à cuire et parsemée de cavernes. Une honte. Ça m’est déjà arrivé, bien sûr, et j’ai fait le serment, à chaque fois, que ça n’arriverait plus jamais. Si j’ai réussi par la suite à éviter ce genre de débâcles organoleptiques, c’est en développant un respect profond pour les cycles de fermentation et en cultivant une forme d’humilité indispensable pour travailler en bonne intelligence avec un produit vivant. Ce qui n’empêche pas de se tromper, on finit toujours par « prendre la confiance ».

Les anciens avaient leurs superstitions par rapport à la fermentation, les meilleurs d’entre eux réussissaient à les dépasser avec une solide dose d’expérience et de savoir-faire. Nous avons encore parfois, surtout au début, des traces de superstitions passées. Le défi consiste à s’en débarrasser, sans ravaler le levain au rang de ce qu’il n’est pas : un simple ingrédient.

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